Faire reculer le Jour du dépassement nécessite une transformation de nos systèmes agricoles
- Sophie Vanel
- 28 juil. 2022
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 20 nov. 2022

Le jeudi 28 juillet 2022 correspond au Jour du dépassement : la planète ne peut plus absorber l’excédent de gaz à effet de serre que nous émettons, ni régénérer assez vite les ressources naturelles qui permettent d'assurer nos modes de vie. Nos systèmes agricoles et alimentaires sont en partie responsables.
Les feux ravagent les forêts, les vagues de chaleur font suffoquer les êtres vivants, les inondations meurtrières se multiplient… Aux quatre coins du monde, le dérèglement climatique se fait de plus en plus ressentir. Ces catastrophes sont le résultat de notre endettement vis-à-vis de la nature. Et aujourd'hui, il trouve un nouvel écho puisque ce 28 juillet 2022 n’est autre que le Jour du dépassement. Cela signifie que cette année, à partir d’aujourd’hui, les populations humaines ont émis plus de gaz à effet de serre, pêché plus de poissons, abattu plus d’arbres, cultivé et bétonné plus de terres que ce que les écosystèmes sont capables de fournir ou d’absorber. Il existe de nombreuses raisons pour lesquelles nous sommes dans cette situation plus qu’alarmante, chaque année un peu plus tôt dans le calendrier. L’une d’elle ? Notre système agricole et alimentaire. Ce dernier a un impact sur la majorité des limites planétaires : le changement climatique, la biodiversité, l’occupation des sols ou encore l’utilisation de l’eau douce.
L'agriculture : un secteur fortement émetteur de gaz à effet de serre
En France, l’agriculture est même le deuxième poste d’émissions de gaz à effet de serre (GES), avec 19 % du total national. "Parmi ces principaux gaz à effet de serre, les deux premiers sont le méthane causé directement par l’élevage et le protoxyde d’azote - presque 300 fois plus puissant que le CO2 - libéré suite à l'épandage d’engrais chimiques pour les cultures de céréales notamment" explique à Sciences et Avenir Elyne Etienne, responsable "Agriculture et alimentation" pour la Fondation pour la Nature et l'Homme.

Évolution des émissions de gaz à effet de serre des secteurs de l’agriculture et de la sylviculture, en équivalent CO2. Orange : moteurs et chaudières en agriculture / sylviculture ; bleu foncé : élevage ; bleu clair : culture. Source : CITEPA, rapport Secten 2020
Produire de la nourriture pour l’humanité pèse donc lourd en terme d'empreinte carbone. Les régimes riches en viandes issues de l’élevage intensif sont particulièrement énergivores et mobilisent les cultures : "aux USA, 51% des céréales cultivées sont réservées uniquement au bétail", expliquait Laetitia Mailhes, directrice des initiatives spéciales de l'ONG Global Footprint Network, lors d’une conférence de presse mardi 26 juillet. Même constat pour l’Europe, où au moins la moitié de la production de céréales de l’Union européenne est utilisée pour nourrir les animaux.
"Aujourd'hui, nous parlons beaucoup de sobriété, sans s'interroger sur la part que l'agriculture doit y prendre. Quand une vache laitière consomme 56kg d'aliments végétaux par jour, dont par exemple 27kg de maïs ensilage, on peut s'interroger sur la compatibilité de tels besoins, à taille de cheptel constant, avec une politique de sobriété" questionne Elyne Etienne.
Pierre Cannet, directeur du Plaidoyer du WWF France, présent à la conférence, a affirmé que l’agriculture était également responsable de 80% de la déforestation mondiale et de 70% de la perte de biodiversité. Toujours pour nourrir les animaux d’élevage, du soja d’Amérique du Sud est par exemple importé sur le Vieux continent, faisant ainsi de l’agriculture européenne un système destructeur pour la forêt tropicale.
"Tous les ans, 61 kg de soja sont indirectement consommés par les européens via leur consommation de produits animaux", a révélé Pierre Cannet. Cette “déforestation importée” libère non seulement des tonnes de CO2 dans l’atmosphère mais elle met également à mal la capacité des forêts à jouer leur rôle de puits de carbone, pourtant essentiel pour capter une partie des émissions des GES et faire reculer le Jour du dépassement.

Source : WWF & Global Footprint Network
Le système agricole actuel se focalise donc sur la productivité à court terme sans prendre en compte les dommages à l'environnement qui affectent la capacité de produire dans le futur. “Il faudrait que le système mesure la 'valeur ajoutée à l'hectare'. Autrement dit : retrancher à la productivité brute sur une parcelle donnée toutes les dégradations produites sur les sols et les écosystèmes", propose auprès de Sciences et Avenir Guillaume Compain, chargé de campagne Agriculture et sécurité alimentaire à OXFAM.
L'agroécologie : une alternative durable
Lutter contre le changement climatique suppose donc une transition profonde de notre système agricole et alimentaire. Plusieurs experts s’accordent à dire que l’agroécologie pourrait être une solution durable pour nourrir la population tout en préservant l’environnement. En 2018, une étude de l'Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI) révélait qu’une Europe agroécologique pouvait satisfaire des besoins alimentaires équilibrés pour 530 millions d’Européens à l’horizon 2050.
Leur scénario dit TYFA est fondé sur l’abandon des pesticides, des engrais de synthèse et des importations de protéines végétales - le fameux soja brésilien destiné au bétail européen - responsables de la déforestation en Amazonie. Il préconise le redéploiement de prairies extensives et des infrastructures paysagères comme les haies, les arbres ou encore les mares. Selon leur prévision, ce scénario permet de réduire de 40% les émissions de GES du secteur agricole en 2050 par rapport à 2010 et de favoriser par la même occasion un retour à la biodiversité.
Un modèle soutenable, malgré une baisse en volume de la production de 35% par rapport à 2010. "Cela reste possible puisqu’une partie non négligeable de la production européenne est destinée à l’export, à l’alimentation animale et aux agrocarburants. Nous produisons beaucoup plus que les besoins de notre population", assure Guillaume Compain.
Moins de produits animaux
Ce scénario envisage également la généralisation de régimes alimentaires plus sains, moins riches en produits animaux et laissant une plus grande place aux fruits et légumes. "Une grande partie de la production en céréale et oléagineux est destinée à l’alimentation animale. Pour se garantir un avenir soutenable d’un point de vue climatique, il est donc nécessaire de réduire notre consommation de viande et d’adopter des changements de pratiques alimentaires".
Le WWF l’assure : diviser par deux la consommation mondiale de viande ferait reculer le Jour du dépassement de 17 jours. "Il est nécessaire de réduire le cheptel européen en abandonnant le modèle d’élevage industriel au profit d’un élevage s’appuyant sur le pâturage et la diversification des cultures", assure Pierre Cannet, lors de la conférence de presse.
Pour remplacer la viande, les légumineuses constituent une excellente alternative. Elles permettent de se passer des engrais de synthèse, très énergivores. Les lentilles, pois chiches, haricots et autres légumineuses fixent naturellement l’azote de l’air et se substituent donc à l'azote minéral des engrais chimiques. Elles sont en plus une excellente source de protéines, de fibres et de minéraux pour les humains.
Manque de main d’œuvre
La généralisation des pratiques agroécologiques associée à la réduction des engrais de synthèse a cependant ses limites. L’agroécologie est notamment plus intensive en main d'œuvre. D’après un rapport du Shift Project, relocaliser le maraîchage, développer des pratiques agroécologiques et diversifier les producteurs ne nécessiterait pas moins de 540.000 personnes en plus d’ici 2050, par rapport à 2016.

Source : The Shift Project
"Cela représente un grand défi, notamment en matière de formation. Mais tandis que la France fait face à un chômage structurel et à de nombreux emplois dénués de sens, ça représente aussi une belle opportunité", avance le chargé de campagne Agriculture et sécurité alimentaire à OXFAM.
Une opportunité qui reste tout de même compliquée à saisir, notamment à cause du difficile accès aux terres agricoles : "Les parcelles existantes sont souvent trop grosses, fortement mécanisées et ne sont donc pas financièrement accessibles par tous. Nous avons donc un grand besoin d'une restructuration du foncier et d'une réflexion sur le partage des terres", souligne Elyne Etienne.
Cette transition agricole, en plus de nécessiter des changements au niveau individuel, demande surtout "du courage politique", conclut Guillaume Compain.
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